LE CHOC, UN BRUIT D'OS QUI SE BRISENT
LA FACE QUI S'ECRASE SUR LES GRAVIERS SECS
LE SANG QUI SE REPAND
De l'air moite et immobile, aussi lourd qu'un roc qui reposerait sur sa poitrine, se dégageait une odeur douceâtre, à la fois sucrée et âcre. Le parfum aviné incrusté jusque dans les draps dont elle devinait la présence sur son corps, lui donnait un étrange tournis derrière ses paupières closes, dont le tremblement incessant ne parvenait à ouvrir. Les cils semblaient soudés, condamnant sa conscience dans son corps flasque et endormi. La petite âme prisonnière s'agitait à mesure que ses muscles tentaient de briser la barrière des membranes protectrices, comme si ces dernières pressentaient quelque danger, quelque lumière trop vive, pour ses yeux clairs. Puis finalement, découvrant la futilité de sa lutte, elle se laissa aller aux mouvements désordonnés de ses pensées.
Les relents de vin continuaient d'affluer à ses narines crispées. Ils provoquaient en elle la douloureuse remontée de souvenirs, de photos mouvantes qui apparaissaient d'un flash violent dans son crâne endolori. Alors seulement, une fois leur défilé achevé allaient-ils se stocker dans un léger élancement au creux de sa nuque. Leur constant mouvement lui donnait la sensation que la peau allait bientôt se craqueler, se fendre, se déchirer comme un filet trop rempli de poissons. Certains, plus longs s'attardaient devant ses yeux. Ces fantômes lui paraissaient bien trop lumineux, elle qui ne se rappelait que des bribes londoniennes croulant sous de démentes giboulées. S'éternisait en cet instant la vision d'un homme. La silhouette massive en surplombait une autre, chétive et grêle qu'elle devina être celle de Lysandra. Ce n'était pas vraiment un souvenir à ses yeux, plus une routine alors que l'homme ivre se saisissait d'une main d'un petit bras maigrichon et empoignait de l'autre une bouteille remplie. Par de violentes bourrasques impétueuses, il secouait sa progéniture répandant au passage l'épais liquide sur ses poings, sur l'épaisse et crasseuse moquette et sur les vêtements même de l'enfant. Tout s'imprégnait de sa couleur sanglante, de son effluve doucereuse. La même que celle qui flottait dans la pièce.
MAUDITS GOSSES ! entendait-elle pester, ou plutôt crier d'une voix chevrotante. Comme chaque soir, les larmes lui venaient aux yeux, alors qu'elle assistait impuissante à cette scène quotidienne, prostrée dans un coin de la pièce. Elle s'attachait aux rideaux d'où suintait là aussi cette même odeur d'alcool.
La fenêtre où les gouttes de pluie venaient s'écraser en abondance, surplombait un petit boulevard où quelques formes incorporelles se pressaient encore. Ectoplasmes noirs sous le ciel abstrus. En y réfléchissant bien, elle n'avait aucun souvenir d'avoir vu le soleil briller sur Londres durant son enfance. Elle se souvenait des portes de sa petite école et de sa mère s'en éloignant à pas lourd. Elle cherchait alors la petite main familière de Lysandra avant d'y plonger avec l'amour la sienne. Leur complicité durait depuis sa propre naissance. Elles n'avaient de cesse de se serrer les coudes, de protéger l'autre du despote paternel. Lys demeurait la tête forte, celle qui hurlait et encaissait les coups tandis que Margaret, quelques instants en retrait jouait les infirmières une fois les crises passées, pansait les plaies superficielles et cachait d'un léger maquillage les bleus bien trop visibles.
Mais les voisins, les passants du boulevard ne s'y méprenaient jamais. Tous entendaient les clameurs interminables qui s'élevaient des fenêtres pourtant closes de leur petit appartement. Une femme en particulier dont le souvenir restait clair et limpide dans l'esprit de Margaret. Elle était corpulente, tant et tant qu'à chacun de ses pas, la graisse de ses jambes et se bedaine tremblotaient comme de la gelée sur un plat. Ses longs cheveux étaient toujours ramenés sur le sommet de son crâne en un chignon serré et obsolète dont les quelques mèches rebelles venaient inlassablement se coller à ses trop grands cils noirs, protections de ses fins yeux verts légèrement en amande. Camille de son prénom, tenait une vieille boutique de poupées démodées dont elle ne voulait pas ; c'était le sournois héritage de sa bonne vieille mère qui l'avait suppliée de continuer à l'entretenir après son trépas. Elle avait alors œuvré dans ce sens, et chaque fois que Margaret passait devant les vitres teintées de crasse, le personnage découvrait un affable et horripilant sourire. La Hyène suppliait Margaret de lui avouer les mauvais traitements quotidiens de ses parents.
JE POURRAIS VOUS AIDER, TA SŒUR ET TOI ! minaudait-elle d'une voix forte en gesticulant.
RACONTE MOI TOUT MA PETITE ; JE SAIS QUE JE PEUX T'AIDER ! RACONTE MOI TOUT ET JE VOUS RECUEILLERAIS ! Mais inlassablement, l'enfant passait son chemin car elle se doutait que son sort ne serait pas plus enviable aux côtés de Camille. Et cette dernière n'était pas la seule à offrir sa soi-disant
aide. Le quartier entier se retournait sur le passages de leurs deux petits corps maigrichons affichant cette même mine de désolement pittoresque qu'elle haïssait tant.
Elles endurèrent ce silencieux supplice qu'étouffait les apparence près de seize ans. Il prit fin lorsque une odeur de mort éjecta l'odeur de vin. La putréfaction traversa les papiers-peints, rendit futile le simple fait de laver des draps tant ses relents en imprégnaient le tissu. Elle jeta sur la vie de Maggie et sur celle de Lysandra quelque chose d'étrange, comme si soudainement, rêve et réalité s'étaient confondus, comme si soudainement elle vivait sous le joug d'une autre.
C'était un jour où de nouveau, elle avait esquivé la vieille Camille. Des cheveux blancs recouvraient le haut du crâne de celle-ci, et ses kilos en trop en avaient accueilli d'autres. La terre semblait se soulever sous son poids alors qu'elle se mouvait avec de grandes difficultés. Lysandra n'était pas encore rentrée. En plus de ses cours, elle enchaînait fiévreusement de petits jobs pour renflouer les caisses familiales. Maggie et elle ignorait tout des activités diurnes de leur géniteur, et ne préféraient pas courir le risque de réveiller sa colère en posant des questions. Elles rentraient chacune à l'heure qu'elles le désiraient, Maggie cependant plus tôt à cause de son statut de petite lycéenne de seize ans, et vivaient leur vie chacune de leur côté. Ce soir là où juin venait de faire son apparition, son père était déjà affalé sur un des fauteuils défoncés et ne semblaient pas trouver important que le journal qu'il tenait d'une main tremblotante data d'un ou deux ans. Comme tous les jours, la chambre conjugale était close et la clé était demeurée sur la serrure. Maggie s'était alors assise à la table de la salle à manger et effectuait tantôt ses devoirs, tantôt dessinait-elle. C'était depuis toujours une véritable passion pour elle. Dès que l'ennui, le malheur ou tout simplement l'inspiration venaient à tomber sur elle, la jeune fille se saisissait d'une feuille de papier et d'un style - peu importait la couleur ou la qualité - et esquissait quelques traits grossiers. Quand finalement la sécurité de sa chambre l'accueillait, et jusqu'à parfois tard dans la nuit, elle corrigeait son esquisse dans ses moindres détails. Des paysages, des visages, un homme accroupi au pied d'un arbre accordant de ses mains calleuses une guitare qui paraîtrait centenaire... Maggie avait l'œil, et elle faisait de ce don son petit secret et cachait religieusement ses dessins.
Un calme étrange émanait de la chambre de sa mère. D'habitude, un léger froissement de tissu se faisait entendre. Les heures passaient, et Maggie demeurait penchée sur son travail et Lysandra se faisait attendre. Le silence ; le crissement d'un stylo sur le papier ; l'eau qui s'écoulait d'un goulot ; une page de journal qui se tournait puis soudainement, les bruits de pas lourds de son père. Il se dirigeait vers sa chambre, en tourna la clé et pénétra dans la piécette étrangement lumineuse.
OH MON DIEU ! fut tout ce qu'elle put saisir avant de comprendre, et de sombrer dans le néant.
Nelly avait toujours été faible dans les souvenirs de Maggie. Elle se traînait de pièces en pièces d'une démarche traînante. Frêle avec par endroit les vestiges d'une ancienne beauté perdue par des années en compagnie de son époux. Elles n'avaient que très peu parlé ensemble... mais les liait un amour filial extrêmement fort et de ne plus entendre le glissement de ses pas sur la moquette lui déchira le corps.
CANCER DU SEIN avaient-ils tous déclarés, les mains profondément enfoncées dans les poches de leurs blouses blanches. Un vide lui emplit l'âme, assécha ses yeux et fit imploser son cœur. Nelly était morte.
Elle sentit un léger courant d'air parcourir l'épiderme découverte de ses bras. Le vent lui apporta l'air pur de l'extérieur, mélange d'humidité, d'arbres aux cimes trempées et d'herbe tout aussi gorgée d'eau. Le souvenir encore omniprésent de sa mère la conduisit à songer à ses funérailles. C'était sous un soleil de plomb que la courte procession avait effectué cette dernière marche. Maggie ne se souvenait que du sol qu'elle avait obstinément fixé, et là encore tout se faisait flou. Elle était demeurée dans une sorte de somnolence, comme si une âme autre que la sienne s'était emparée de son corps. Elle marchait d'une démarche d'automate, remerciant l'autocrate qui activait ses jambes.
Lorsque la terre boueuse avala enfin le cercueil de bois clair aux habiles dorures, Maggie prit conscience à quel point ses yeux étaient secs. Elle ne versa pas une larme et préféra se retirer sur les berges de la Tamise, enfin seule et tranquille. Ses yeux se perdirent dans la contemplation de l'eau qui s'écoulait, changeant parfois de cible pour se focaliser sur une masse compacte de passants joyeux. Elle y reviendra souvent pour s'abandonner au chagrin et aux souvenirs, armée de son bloc de dessins et d'un stylo.
Le Londres jusqu'alors sombre et sans perspective sembla se transformer. Les eaux de la Tamise devinrent celles de Léthé alors que peu à peu s'effaçait le souvenir du Thor massif et aviné qu'elles avaient eut pour père. Elles découvraient ensemble le cristal précieux de leurs rires, le rayon de lumière qui émanait d'un sourire ou même la sensation paisible d'un silence non gêné. Maggie cessa de prétendre que tout allait bien car le bonheur devint une évidence, une vérité immuable et que rien ne pouvait briser. Elle peignait, rêvait, hantait toujours les berges munie de ses croquis. Elle y cherchait le fantôme en robe blanche à qui elle avait ressemblé ; mais ce n'était qu'un spectre et seule ombre au tableau de sa tranquillité présente.
Mais la quiétude ne dura pas longtemps. À peine plus de sept ans, car ils émergèrent de l'ombre comme un serpent surgit des haies. Enfants, créatures nocturnes dont le but de l'existence lui était inconnu. Ils buvaient le sang de leurs semblables pour remplacer celui qui avait sécher dans leurs veines ; ils dormaient le jour pour attaquer la nuit. Lui revint la première fois où ses yeux s'étaient posé sur l'un d'entre eux. Un homme, silhouette difforme et massif comme l'avait pu être son géniteur, blafard et laiteux comme le cadavre de sa mère qui se tenait devant elle sans protection contre la pluie battante. Ses cheveux longs collaient à son visage de pierre et leur blondeur soulignait ses grands yeux injectés de sang à l'iris d'un noir d'encre. Ses lèvres s'étaient retroussées en un rictus hideux, et une goutte de sang perlait encore à une de ses dents aiguisées. Elle se souvint de son mouvement de recul, et alors qu'il faisait mine de s'avancer pour l'effrayer, elle prit aussitôt la fuite. Les raisons de sa présence de nuit dans les rues de Londres lui échappait totalement, mais elle s'imaginait bien quelque prétexte peu important.
Puis les créatures démoniaques devinrent omniprésentes. Elles jetèrent la confusion sur toute la ville tant les meurtres se multipliaient en même temps que leur nouvelle race. Et avec eux croissait la peur. Constamment, elle guettait aux coins sombres des rues et ruelles de la capitale anglaise. Ils n'étaient que des morts qu'animaient toujours paroles et sensations, et pourtant ils étaient trop pâles ou trop rouges une fois du sang ingéré.
L'élancement dans sa jambe fut si violent, si vif, si pénétrant, que son cerveau devint fou. Ses souvenirs s'évanouirent et chaque centimètre était dédié à l'incoercible douleur qui se répandait dans sa jambe droite. Elle sentit les barrières de ses paupières s'ouvrirent malgré elle et des larmes salées dégouliner sur son visage blanc comme un linge. Elle sentit filtrer une forte lumière sous leur protection et bien que totalement consciente qu'elle pouvait les ouvrir, elle les força à se fermer sous les assauts de la souffrance.
Ses poings se serrèrent sur la couverture qui recouvrait la totalité de son corps, et ce fut alors que la voix résonna à ses oreilles.
ON A UNE REACTION ! APPELEZ LE MEDECIN !